pas possible ? vraiment ?

pas possible ? vraiment ?

Certaines rencontres vous donnent des ailes, et pour vous envoler, un bon coup de pied aux fesses. En prime. 


Quand votre chemin croise celui de Philippe Croizon, rien ne peut plus vous arrêter. Et surtout pas ces mots rabâchés depuis l’enfance : “ce n’est pas possible, sois raisonnable, voyons!”. Face à 3 700 patrons réunis à Lille pour vivre «l’Aventure»*, la démarche mal assurée, certes, mais l’humour chevillé au corps, il nous a conté la sienne. Je tenais à vous la faire partager.

Le 5 mars 1994, à 26 ans, Philippe Croizon est électrocuté par 20 000 volts, alors qu’il démonte une antenne sur le toit. Seule condition à sa survie, il sera amputé des 4 membres. 3 mois d’hospitalisation, 2 ans en centre de rééducation pour comprendre que l’impossible n’existe pas. Qu’il est juste ancré dans nos têtes.

De retour enfin chez lui, sa femme le quitte. Il est jeune et ne peut concevoir vivre seul le reste de son existence. Mais qui pourra aimer un gars comme lui, sans bras ni jambes ? “Heureusement, on vit une époque formidable. Y a internet ! J’ai fait un tour sur Meetic, mis ma photo, que ma tête en plan serré : faut pas déconner ! Pas tout, tout de suite quand même!”, rit-il, espiègle. A chaque fois, le scénario se répète : on le trouve drôle, on propose la rencontre, il révèle son handicap et… plus personne. Forcément. Loin de renoncer, il décide de la jouer à l’envers. Quand il rencontre Suzana sur la toile, il lui envoie un message «complètement débile» : “Ecoute, j’ai les cheveux dans le vent, mais le vent était trop fort, j’les ai pas retrouvés.” Ah oui : l’homme n’a plus un poil sur le crâne. Là, si elle répond… Et à sa grande surprise, Suzana répond. “Si le vent souffle vers moi, j’te les ramène !”. “Là, je me dis : mon gars, ça a mordu. T’as plus qu’à ferrer ! Je lui envoie un message d’un kilomètre lui expliquant l’accident. J’imagine qu’elle a dû paniquer, elle m’a répondu : « je cherche juste des amis… ». Ça fait 9 ans qu’on vit ensemble, ses 3 filles, mes 2 garçons, 1 chien, 3 chats et 1 cochon d’Inde. Quand je vous dis que tout est possible !”

Un jour, son fils aîné rentre à la maison : “Papa, tu voulais faire un saut en parachute,, tiens, c’est le ticket !” Et le voilà à 4600 m d’altitude. Il y a foule en bas. L’événement fait le plein de journalistes. “En même temps, c’était la première fois qu’on voyait un poulet prêt à cuire sauter d’un avion!” A l’arrivée, une journaliste de France 3 l’interpelle : “Philippe, ce saut en parachute, c’est génial, c’est quoi votre prochain défi?” Et là, étrangement, l’homme se souvient, sur son lit d’hôpital alors qu’il regardait la télévision pour passer le temps, de cette gamine de 17 ans traversant la Manche à la nage, se battant seule contre les éléments. Et à ce moment-là, malgré le handicap, il s’était dit «et pourquoi pas moi ?». “Ça y est, c’était ancré dans mon cerveau. Je n’y pensais pas tous les jours, bien sûr, mais de temps à autres. J’en ai parlé à mon père. Il m’a regardé bizarrement et j’ai vu dans ses yeux «merde, il n’a pas que les bras et les jambes qui ont cramé !» Et là, face à cette journaliste, je m’entends dire: et bien, peut-être qu’un jour, je traverserai la Manche à la nage, qui sait ?”. Le soir-même, elle l’invite sur le plateau du 19/20. En direct, elle lui lance “Alors, comme ça, Philippe Croizon, vous allez traverser la Manche à la  nage ?”. Aïe. Ça va tellement vite un direct à la télévision. Pas le temps de réfléchir. “En une fraction de seconde, j’ai un vieux tiroir plein de toiles d’araignée et de poussière qui s’ouvre et un mot sort de ma bouche : « oui ! ». Immédiatement, je me dis: t’es fou, qu’est-ce que tu viens de faire? Et je pars dans un délire total: «Oui, oui, d’ailleurs les ingénieurs travaillent en ce moment-même sur les prothèses…», et comme si ça ne suffisait pas, l’idée de génie absolue: «…et le Conseil Général de la Vienne est à 100 % derrière moi ! ». Bien sûr, personne n’était au courant.” A la sortie du plateau, Suzana, sous le choc, lui lance : “ça consiste en quoi, au juste, la traversée de la Manche ?” Il n’en a pas la moindre idée. Le couple rentre illico consulter internet. “34 km à vol d’oiseau et je ne sais même pas nager !! Taux de réussite chez les valides : 10 %. Température de l’eau : 14 degrés. Oh la galèèèère !!!” Le lendemain, Philippe appelle le Conseil Général :
“Bonjour, c’est Philippe Croizon.
– Oui, on vous a vu à la télé hier soir…

– Ah… Je pourrai avoir un coup de main du Conseil Général ?
– Bah, j’crois qu’on n’a pas trop le choix !”

Et c’est parti pour l’aventure. On lui donne accès à la piscine. On lui fournit un entraîneur. “Vous voyez Philippe Lucas ? J’ai eu le même, en fille. Elle a eu un seul objectif pendant 2 ans: m’engueuler!” Reste la question du budget. 40 000 euros pour les prothèses et l’entraînement… Il reprend son téléphone, appelle les entreprises :
“- bonjour, je m’appelle Philippe Croizon et j’ai un défi : traverser la manche à la nage.
-C’est un beau défi.

- J’suis pas sportif, mais j’vais le devenir.

- C’est bien.

– Dernier détail, j’ai pas de bras et pas de jambes !”

Et là, au mieux, on lui conseille d’envoyer un mail, au pire de rappeler plus tard… A force d’obstination, la somme est réunie. Il monte son équipe. “99% des gens que j’ai contactés m’ont dit: ce n’est pas possible, vous ne pouvez pas faire ça”. Et 1% y a cru. 4000 km de nage en deux ans, des souffrances inimaginables. Et c’est le grand jour.

Le 18 septembre 2010, à l’aube, sur les côtes anglaises, on le pose délicatement dans l’eau, équipé de ses seules prothèses de jambes. A ses côtés, un bateau. A son bord Suzana, l’entraineuse, 2 nageurs expérimentés, 1 médecin et l’huissier. “Et là, je me mets à nager comme un fou. La vitesse du courant est de 12 km/h, j’avance à 2,5 km/h. Mes pulsations cardiaques montent à 170, j’ai du mal à respirer. Mon équipe est en panique totale. Au bout d’une heure et demie, j’arrive enfin à m’extraire des côtes et prend mon rythme de croisière. Au milieu de la Manche, je suis malade, j’ai des coliques, j’ai froid. Les 2 nageurs m’engueulent, me remotivent. L’un d’eux se jette à l’eau pour m’accompagner sans jamais me toucher. L’huissier veille. «Allez Philippe, tu vas y arriver, reprends le rythme», me hurle-t’il. C’est sans doute ça qu’on appelle le fameux dépassement de soi. Et si on était 2 au début, Suzana et moi, c’est comme si j’entendais me crier dessus, là, dans la flotte, les 200 personnes qui ont participé à l’aventure: “Eh mon gars, on t’a fait confiance. Vas au bout !”. Je suis arrivé en pleine tempête, de nuit. Des vagues énormes. Je ne maîtrisais plus rien et me serais écrasé sur la paroi de la falaise si les 2 nageurs ne m’avaient retenu par les prothèses, in extremis. C’est juste à ce moment-là que j’ai entendu: papa, t’es le plus fort du monde. On t’aime !!” Sur le bateau, tout le monde pleure. “Je comprends alors que je n’ai pas traversé la Manche à la nage. « On » a traversé la manche à la nage et « on » a réussi.”

Y’a t’il encore des objectifs impossibles pour vous ? Moi, plus aucun. Et depuis que j’en ai pris conscience, je vole… et mes fesses, en quelques semaines, ne sont même plus bleues.

* Convention des Clubs Apm de France, à Lille début octobre, sur le thème de l’Aventure

 

Pin It on Pinterest