Ont-ils vendu leur street- âme au diable ?
Le street-art a passé toute sa jeunesse dans la clandestinité. Aujourd’hui arrivé à maturité, les municipalités, de Lausanne à Chambéry, l’affichent, et les marchés s’en entichent. Murs dédiés, artistes mandatés par les collectivités ou galeries spécialisées… Si le graff sort de l’ombre, rentre-t-il dans le rang pour autant ?
Appelons-le Max. Ce n’est pas son vrai nom, ni son blase (sa signature), mais il préfère garder l’anonymat pour ne pas attirer les projecteurs, s’effacer au profit du collectif. Max est peintre et il a suivi des études d’archi. A 37 ans, il ne fait pas partie de la toute première génération de graffeurs, les pionniers, mais de la seconde, ceux qui ont eu des choses à dire dans les années 90, au moment de la mouvance hip-hop. Ceux avec qui, pour dialoguer, la ville de Lausanne a même créé un poste de délégué à la jeunesse.
“A l’époque, il n’y avait pas d’endroits pour pratiquer légalement, on allait donc un peu partout, là où on pouvait s’exprimer. Puis, il y a eu des premiers contacts avec la ville, entre 1992 et 94, donc plus de tolérance et de projets communs”. Dont l’ouverture de deux murs aux artistes, dans les souterrains de Chaudron et de la Maladière. Mais le terrain de jeu est vite saturé. “On a donc commencé à prendre d’autres murs, souvent communaux, on s’est imposé sur des grandes surfaces et on leur a mis la pression pour qu’ils les libèrent. Du coup, on n’a pas l’impression d’avoir vendu notre âme, car le cadre, c’est nous qui l’avons défini, on a mis la Ville devant le fait accompli. Elle nous a juste donné l’autorisation…”
Sept sites sont donc investis, baptisés «Halls of Fame», sur lesquels les peintres de rue s’auto-gèrent selon des règles de respect mutuel : pas de fresque coupée en deux ou recouverte trop rapidement… “Rien non plus qui puisse choquer le passant, précise Tanguy Ausloos, l’actuel délégué à la jeunesse, pas de message politique, sexiste, raciste, violent ou sexuellement ostentatoire. Il y a donc très peu de slogans, ou ils sont difficiles à lire.”

QUAND LE STREET S’ACHÈTE UNE CONDUITE
En 2016, le street-art entre carrément à l’Hôtel de Ville pour une expo retraçant l’histoire du graffiti à Lausanne depuis le début 2000. A l’origine de l’événement, un malentendu… Preuve que les relations tissées restent fragiles. Deux ans plus tôt, à l’occasion de la réhabilitation du Parc de la Brouette, à Chauderon, les autorités font nettoyer une fresque réalisée pendant une rencontre internationale de graffeurs. Sans les prévenir. Entre ceux qui défendent le côté éphémère de leur art, voué à être effacé, et ceux qui revendiquent une forme de propriété sur le mur, le débat est houleux. L’exposition, en forme d’hommage, met fin aux tensions.
Ces relations apaisées et le travail au grand jour conviennent parfaitement à Max. Même s’il comprend que d’autres, avec des sensibilités différentes, préfèrent rester hors-cadre. Le travail en plein jour, sans boule au ventre, lui permet de peaufiner ses œuvres, de rencontrer les riverains. “Il y a 20 ans, on n’avait pas forcément de contact direct avec les gens, ils nous imaginaient comme des vandales, des brutes. Là, ils peuvent se confronter à nous, discuter, on n’est plus vus comme une source d’insécurité.”

IL Y AURA TOUJOURS 2 ÉCOLES : LES TAGUEURS DE VOIE FERRÉE, QUI MARQUENT LEUR TERRITOIRE, ET CEUX QUI FONT DES DESSINS, DONT PAS MAL ONT ENVIE D’ÊTRE APPRÉCIÉS PAR LE PUBLIC. PARCE QU’ÊTRE CONNU DE LA BAC, ÇA NE FAIT PAS VENDRE !

WALLS OF FAME
C’est sur l’équivalent français de ces halls of fame, et principalement sur les murs d’expression de Chambéry, que Teddy Bosc et les membres du Collectif de la Maise ont fait, eux aussi, leurs premières armes. Mais aujourd’hui, ce qu’ils veulent, c’est vivre de leur art.
En 2014, quand Teddy sort des Beaux-arts, une participation aux dernières heures d’une initiative collective de street-art lui laisse un goût d’inachevé. Il remonte donc une association : “je voulais réunir ceux qui étaient seuls dans leur coin pour mettre en commun un atelier et un réseau, avec un objectif clair : la professionnalisation. Evidemment, il y aura toujours deux écoles : les tagueurs de voie ferrée, qui marquent leur territoire, et ceux qui font des dessins, dont pas mal ont finalement plus envie d’être appréciés par le public que par les services de répression, parce qu’être connu de la BAC, ça ne fait pas vendre !”


LE DOUBLE EFFET BANKSY
Le collectif de la Maise, qui réunit aujourd’hui dix artistes, se fait d’abord connaître en rhabillant entièrement la façade et l’intérieur du 11ème étage de la Tour de la Misaine, à Aix-les-Bains, avant sa démolition. A la suite de ce projet très médiatisé, il s’affiche sur d’autres murs, écoles, maisons de retraite… Collectivités ou particuliers font également appel à leurs talents pour des ateliers participatifs ou des performances.
Mais l’exemple, au sein du collectif, qui les fait tous rêver, c’est celui de Graff Matt. Les œuvres du Chambérien ont tapé dans l’œil d’un diffuseur à la tête d’une quarantaine de galeries d’art en France et à l’étranger. Petit à petit, il a donc pu lâcher son boulot de graphiste pour vivre de sa bombe : le graffiti a la cote. “On le demande partout ! C’est évident que dans le marché de l’art, il y a eu un avant et un après Banksy”, constate Teddy. Mais l’immense succès du graffeur britannique et le retour dans les galeries d’une discipline qui avait tout fait pour en sortir ne le choquent pas : “Il paraît qu’on est la génération boomerang, non?”

Photos : Andrea MF