madame meuble la soirée
Monsieur adore les surprises, enfin presque toutes… En trouvant madame dans le salon, un plan à la main et deux énormes cartons éventrés devant elle, d’où s’échappent tablettes en bois, vis et boulons, il est perplexe… Il ne manque plus qu’une inscription sur son front en lettres bleues et jaunes: «e-ki-a le plaisir de venir jouer avec moi ?»
Monsieur ironise : “Je te vois venir, c’est quoi ton plan ? Les Aventuriers du Tournevis Perdu ? Tu as besoin du fouet et du talent d’Ikéa Jones ? Parce que moi, là, j’ai France-All Blacks qui commence dans 5 minutes”
– Elle : “Non, pas du tout mon Loulou ! Je compte bien construire toute seule mon nouveau meuble déco.” Elle rigole : “Si un mec y arrive, faut pas dec’, j’en serais capable aussi! Je vais me mettre tranquillement à monter ce gentil puzzle et dans 1 heure – max 2 – tu pourras l’admirer ! Pourvu que les Français ne se prennent pas une trop grosse branlée et que tu finisses en kit !”
Monsieur installe ses fesses dans le creux du canapé moulé à leur image par des heures de sport télévisé. Il dépschitte sa première mousse.
Son strabisme divergent surveille à la fois la mêlée Bleue et les démêlés de Madame.
Celle-ci a classé la visserie. Ok. Rangé les montants par ordre de taille et en se repérant au nombre de trous. Presque ok. Loulou apprécie en connaisseur. Mais il reste à maîtriser la géométrie dans l’espace, et là c’est une autre paire de planches, il n’existe pas d’appli pour ça. Il glousse intérieurement… Pas très fairplay. Madame fait des essais, tourne, retourne, détourne, pas concluant !
Elle l’interpelle d’une voix doucereuse, de celle qu’elle prend quand elle veut inviter ses parents à déjeuner : “Dis, mon Canard, si j’ai une difficulté, je peux te demander un conseil ?”
Canard jubile, son plumage gonfle d’importance : “N’hésite pas, tu sais bien que je suis un garçon serviable avec les dames.”
– “Exact, j’avais remarqué… ta réputation a d’ailleurs grimpé les étages, m’a-t-on dit…”
Il détourne l’attention en beuglant de désespoir devant le 3ème essai du rouleau-compresseur néo-zélandais, mais que fait Macron ?
Les minutes passent, pour Madame c’est concours de tee-shirt mouillé.
Une flaque de sueur à ses pieds – comme au RPM. Le démon du visse lui a brisé le poignet. Elle paraît dubitative. Loulou vient inspecter le chantier : “Ton truc, là, c’est une œuvre abstraite ? Un Calder ?”
– Elle râle : “Ils se sont gourés dans le plan : il est faux ! J’ai tout bien fait, mais je suis sûre qu’il manque des trous car il me reste des vis 100413 et 2 grosses chevilles.”
– Monsieur rebondit : “Oui, c’est ça, tes chevilles ont gonflé, du coup Levis ne rentre plus ! (Madame garde le masque figé d’une actrice de théâtre No) Ma chérie, je pense que tu es victime du Syndrome de la Notice : un élément n’est pas à sa place, et c’est toujours à la fin que tu t’en rends compte, classique ! Bilan : il faut juste tout démonter ! Bonne chaaance…”
Elle en lâche sa clé à 6 pans et s’assied pesamment sur ce qui ressemble plus à une grosse cagette qu’à une fière vitrine à 3 tiroirs. Loulou, grand soigneur, se pose en expert : “Ce n’est pas de ta faute. C’est génétique, allez, laisse-moi t’aider”.
Et c’est là que le grand opéra : faut c’qui Faust, le Bel Héros de Ravel fait danser les planches, la visseuse, joue la Flûte en chantier, Tell Guillaume ça ne Rigoletto plus du tout ! Loulou, concentré, ne s’Aïda pas du plan. Erreur…
Une heure plus tard, il recule d’un pas, pas peu fier… Madame lâche une de ses sentences-couperet : “Bravo Canard, maintenant on dirait un Rubik’s Cube géant qui aurait mal vieilli. Ma sculpture de tout à l’heure avait plus de gueule !”
Illustration : Sophie Caquineau
